LES CHRONIQUES SEPTUAGÉRAIRES - L - 35
Septembre 1975 – Quand les temps ont changé, quand le petit assistant de français en mission redevient un etcetera...
Passé l’insouciance de l’été et la quinzaine de jours dans ce que Papa appelait « nos montagnes » sonne l’heure du retour à la réalité.
C’est un étudiant médiocre qui s’inscrit en licence d’anglais et en maîtrise de philo ; un garçon comme il y en avait tant, contraint de profiter du statut d’étudiant en terme de sécurité sociale, de responsabilité civile et de tickets de resto U.
Jusqu’à Besançon qui avait changé. Fini l’après-68 et l’impression de vivre une tranche d’histoire, de participer à un grand moment. Que soient maudits ledit choc pétrolier, l’inflation qui passa de 5% à 13% en quatre ans et la musiquette giscardienne qui préfigurait les symphonies austéritaires et les sacrifices induits par la mondialisation et l'intégration européenne.
Pratiquement, je me dégote un deux pièces de rez-de-chaussée à mi-chemin de la fac et du pont Battant, à une centaine de mètres du début de la rue Pasteur et de ses quatre bistrots historiques, la fameuse rue Gamma, un rectangle des Bermudes.
Je ne joue plus au foot. N’en ai plus envie après les heures de gloire entre Boro’s et Rover. J'ai des cernes sous les yeux, j'ai pris deux kilos, j'ai un début de ventre mou. J’achète quand même L’Équipe ; quelque fois la Gazzetta dello Sport à la Maison de la Presse.
Le Bar de l’U a changé. Les grands fauves qui se disputaient la couronne du singe dominant ont pour la plupart disparu ; certains se sont rangés des voitures, d’autres sont entamés, à l’hosto ou en zonzon. Plus simplement entrés dans la vie dite active.
Pas mal de mes compères d’agapes vivent en couple en ville ou à la campagne. Certains pensent à faire des enfants et parfois en font. Il faut payer les traites et l'essence des bagnoles, faire des travaux.
Jean-Paul, l’ami fraternel, s’est installé avec Josette à Maîche. Hébergé dans la maison de sa grand-mère, Il exerce comme clerc de notaire. Marie vient de naître. Le destin de la famille semble tracé.
L’air du temps ? Maussade et menaçant. C’est le reflux classique des périodes d’après feu d'artifice. On est passé des musiques pyrotechniques et multicolores au hard qui deviendra heavy ; au ska et au punk. Les filles portent des pantalons troués mais des dessous sexy. Le cuir remplace les étoffes afghanes Apparaissent les Sex Pistols et le garage, issus du fracas électrifié des groupes de Detroit, nourris par l'absolue pourriture du système. No future, mate !
Devenu un epsilon tout gris, je m'accroche à Mongi et à Farid, qui n’est plus le patriarche fleuri du début des années 70. Pas facile pour lui, Ghedafi a lancé une chasse aux opposants en Europe. Maigre consolation, la Juventus remportera sa première coupe de l’UEFA contre Bilbao. Pour finir il quitte le centre-ville, rencontre une gentille prof et s'installe place Leclerc, non loin de chez Jim, qui convole en juste noce avec une belle brune bisontine : quelle nouba entre méthodistes du nord-est de l’Angleterre et Séquanes de l'endroit, des fêtards retentissants.
L’automne de mon retour dans la Boucle est égayé par la venue de Kevin S., un des boys du Solihull Sixth Form. Séduit par la ville lors de notre séjour footballistique du mois d'avril, il s’est inscrit à la fac et m’a demandé de l’aider pour les démarches. Mon appartement disposant de deux pièces séparées, d'un grand lit et d'un petit, je propose de l'héberger et lui sert de guide.
Pas vraiment le moral. Je n’ai plus de statut, plus de salaire, pas vraiment de projet. Feignant d’écouter ce que les profs racontent, je passe plus de temps à noircir mes carnets qu'à bosser Heidegger et Spinoza.
Ombilic de la Balle, Ombilic de la Botte, Ombilic de Babel, Ombilic d’Aphrodite, Ombilic de Hamsun et de Lagerqvist, Ombilic de Karl Marx et de Lao Tseu, je m'accroche à celui de Bacchus, car, selon Dupneu, l’éternel interne en médecine du bar de l’U, j'ai été baptisé "avec une queue de morue".
Côté parties de va-et-vient à la sauvage, comme disait McDowell dans Orange Mécanique, on glissait dans le pré-sordide. Des filles seules et un peu saoules, d’anciennes camarades de jeu un peu perdues ; des acharnements athlétiques, la soeur d'un copain qui veut que je la frappe : ce n'était pas Barfly de Bukovski mais pas loin : où étaient les étreintes émues des débuts, la douceur de Joëlle, ma fascination d’Isabelle, l'émotion de Jane...
C’est bien simple, je suivais à peine l’actualité du foot et les péroraisons de mes anciens coéquipoers sur l'OM ou le FC Nantes. Quelques soirées au Tonneau du Jura néanmoins, avec Roger, Jim, Martinella, à suivre l'épopée de Verts et c'est tout.
Morne retour, c’est sûr. L'impression de relire le même chapitre, de manger la même tambouille. L'envie de tout foutre en l'air. D'humilier et d'âtre humilié.
Avant la découverte d’un lieu étonnant !
Une cure achetée par des amis sur le premier plateau. Des amis de la famille de Gillou, sa tante Sophie, son compagnon le Gaulois - un sosie de Gainsbourg - et Raymond dit Féfé qui allait jouer un rôle prépondérant sur le chemin de mon rêve d’écrire...
Bon sang, la Cure...
Le chantier au pair ! La ruche solidaire ! Les parties de bêtes à deux dos avec les stoppeuses de passage sous la charpente nue du grenier. Les repas à vingt autour de la très longue table de la cuisine. La cheminée géante. L’odeur du bois qui crépite, visage brûlant et dos glacé, le gôut de gnôle au fond du golliwok...
Les soirées I Ching et astrologie ! La traduction de l’anglais d’un livre sur la cérémonie du thé ! La connivence entre Raymond et le Gaulois, qui s’étaient rencontrés à Fès. Les arrivées de visages plus ou moins connus, les bras débordant de victuailles. L’odeur des pétards. Les courants d’air glacés. Les voisins qui venaient voir si l’on avait besoin de rien. Cette Nibelung endormie toute une journée dans la baignoire du premier. Les randonnées assistée par cannabis la nuit dans la campagne. Le voisinage de Monsieur Pergaud...
Ce drôle de type arrivé un soir qui prétend être lieutenant-colonel... Enfin le Dieu Farfu, ma divinité tutélaire..
Portrait du Casanova des Midlands en Louis-Philippe: un dur retour au bercail. Ou les désarrois cachés de Mario le Mariole, avant qu’il ne rencontre le capitaine aux yeux bleus...
(A suivre)
Mis à jour ( Mardi, 30 Juillet 2024 15:22 )