LES CHRONIQUES SEPTUAGÉNAIRES - L - 36
Juin 1975. 11 heures du matin. Maison des Morisi, 14, rue de Dole à Sampans, Jura.
J
Le Dr Jacob pousse la porte de ma chambre quand j'étais ado. Il s’approche, palpe mes ganglions, pose le dos de sa main sur mon front. :« Mario, il n'y a aucun doute : vous avez les oreillons. »
Les oreillons ? Mais comment cela se peut-ce à mon âge ? Où ai-je pu attraper ça ?
Le thermomètre du bon docteur et son stéthoscope valident le diagnostic, voilà ce qui arrive quand on tire trop sur la corde : des vitamines, boire beaucoup... d’eau, des antibio pour prévenir la surinfection bactérienne, et du repos, beaucoup de repos... Combien de temps ? De deux à trois semaines, ça dépend. Ca dépend de quoi, docteur.
Le docteur Jacob – grand, le port encore jeune, les tempes rasées court, une mèche grise dressée au-dessus d’un front haut quadrillé de rides : Je vous dirai dans une semaine. Espérons que cela ne tourne pas en orchite. - L’orchite ? - Une inflammation du testicule qui peut rendre stérile... - Stérile docteur, mais du point de vue fonctionnel, je veux dire...
Le doc sourit. Il a dit stérile pas impuissant.
C’est connu, l’homme est puni par où il a péché. Dans mon cas, une affaire de testicules et de lèse-majesté. Sans doute une vengeance de la Princesse Alexandra dont je constate la réalité en me regardant dans la glace : j'ai le visage taillé en poire, je ressemble à Louis-Philippe dans les dessins de Daumier, avec un collier de ganglions grelotants.
Dire que la chose m’humilie est un understatement (une litote, je veux dire). J’avais prévu de faire un tour des lacs avec Christian A (le guitariste de la Pierre penchée devenu infirmier psy) et Roger B. (mon partenaire de stop en Norvège l’été précédent), de renouer avec ma boucle chérie et de rendre visite à ma tante et à mon oncle dans notre maisonnette en Italie.
C’est un gros défaut et un atout : j’ai l’esprit de contraction et ce que les Italiens appellent « la voglia di stupire » (la volonté d'étonner)... Trois semaines, un mois, pour un virus dit ourlien de quelques nano-mm ? Inadmissible ! Je demande à ma mère de n’ouvrir la porte de ma chambre que pour m’apporter de l’eau ou à manger, et j’entame un face-à-face intérieur impitoyable avec la nano bestiole. Autrement dit je mentalise notre affrontement à tous les étages, j’inspire, je respire, je pratique l'apnée guerrière, je déclenche des tsunamis mentaux, des bombardements lumineux ; j'imagine que des millions de globules blancs dévorent des dizaines de millions de nao-ourliens : ça marche. Dix jours plus tard je saute sur mon vélo, je fais l'aller-retour Sampans-Saint Seine en Bâche, 18 km, et je m’immerge dans les flots rédempteurs (et boueux) de la Saône, que je n’ose toutefois pas traverser.La maladie vaincue, c'est le temps des retrouvailles et de la réflexion. Les conscrits de ma commune, Jean-Paul G., sa sœur, Gilda, Françoise, Lenzi sont tous plus ou moins casés, certains fiancés, d’autres mariés. Considéré comme un original, ils m’invitent à leur parler d’Angleterre et de Norvège et ils s’étonnent de me voir faire du stop à la sortie du village alors que je suis licencié ès lettres.
Je renoue avec mes acolytes de la communauté de Bacchus : les deux Max, la bande de Chaussin : Gillou et Francine, Jo et Loulou, Didier, Marie Rose, Duduche, un ancien champion d’Algérie cycliste coupeur de joints, et d’autres habitués des zincs et des terrasses bisontines.
Je suis remis de ma parodontite louis-philipparde quand Christian et Roger débarquent chez moi à vélo. Un cyclo de course pour Christian, un biclou brinquebalant pour Roger.
C’est papa, Peppone pour mes amis, qui s’est occupé de préparer mon vélo, ce qui se faisait de mieux quand il l’avait acheté chez Appino à Nanterre, vous savez, celui avec la selle Brooks qui avait fait le tour 1937.
C'est Christian qui a étudié l'itinéraire : Sampans-Lure (128 km). Lure-Maîche (100 km). Maîche-Malbuisson (77 km), Malbuisson-Vouglans (80 km). Et Vouglans-Sampans (plus de 120 km) avec quelques variantes. Départ des étapes aux environs de 11 heures. Mise en route de deux heures. Casse-croute rafraîchissement. Sieste. Après-midi à bon train. Accélération dans les bosses. Le dernier arrivé au lac paie l'apéro. Rendez-vous avec les filles qui conduisaient les voitures et s'occupaient de nos habits. Martini Pontarlier tambour battant. Fiesta. Bain de minuit et partie de bête à deux dos pour ceux qui avaient leur copine (ce qui n’était pas mon cas).
Celles et ceux d’entre vous qui ont vécu ce genre d’expédition le savent. On est tout feu tout flamme le premier jour, perclus de crampes le deuxième et le troisième jour, puis la forme vient et on se prend pour un coureur du tour de France.
Un soir où nous faisions la fête sur les rives du lac de Malbuisson où Christian B, mon futur compère en Finlande, était moniteur de voile, je m’écarte de la nouba et je m’assois au bord de l’eau, l’œil à peine distrait par une farandole de canards sauvages..
J’en suis où, là, de ma vie ? Âgé de 24 ans et demi : grand joueur de foot raté, plumitif balbutiant, enseignant par défaut, 50 % français, 60% Italien, 25% anglais, 10% norvégien... bon à tout, bon à a rien...Sans copine. Sans suite dans les idées. Sans boulot et bientôt sans le sou...
Bon, j’ai des économies, mon oncle et parrain est généreux quand je vais le voir à Saint-Nom-la-Bretêche... Il y a les copains qu’on peut visiter. A Lons, à Dijon, à Paris, en Allemagne, en Italie, en Suisse.
J’en suis là de mes désarrois à la Musil (je lis beaucoup de romans made in Mittel-Europa) quand, chez les Max, à Besac, je croise Jean-Paul, sa femme Josette et sa belle-soeur qui me présente la capitaine aux yeux bleus...
Mis à jour ( Mercredi, 31 Juillet 2024 14:41 )